Luc DELLISSE / Inédits / Haute mer

Haute mer

Ce que je dois aux femmes couvre bien d’autres domaines que le sexe et les sentiments. L’une d’elles qui s’appelait Flora était bonne écuyère. Voyant que j’avais peur des chevaux quand j’allais la rejoindre à son manège, elle m’a appris à toucher les encolures et la bouche et même les jambes de belles bêtes dans leur stalle, et à en monter certaines ; je me souviens de Chatelle, je me souviens de Tiloup.

Sans cette rencontre je ne saurais rien du bonheur extraordinaire qu’il y a à tenir en selle en suivant le mouvement de sa monture au petit trot et à s’avancer dans les chemins étroits d’une forêt domaniale en courbant la tête quand il faut et à prendre de temps à autre la gifle d’une branche horizontale dont la cavalière devant vous a laissé repartir le ressort, ah Flora !

Une autre femme que j’ai connue en des temps archaïques m’a donné quelques leçons que je n’ai jamais oubliées pour se battre contre plus fort que soi avec un avantage décisif, en se servant de ses coudes et de son front. C’était à Louvain, durant mes années de formation et sans doute rien n’a été plus formateur que certaines caresses et certains coups dont j’ai acquis la pratique dans une chambre au-dessus de la place Ladeuze, lors d’un interminable été, au rythme de chansons de Joe Dassin.

L’art de doser la violence et la douceur de certains gestes me serait étranger s’il n’y avait eu cette grande fille brune, l’air anglais, pas vraiment gentille, pas vraiment séduite, qui m’avait pris à l’essai et n’a pas poursuivi l’expérience, septembre revenu.

À une autre, je dois le peu de musique que je sais ; à une autre, la force de taire ma gueule dans les réunions de grandes personnes, quand je connais la réponse à une question qui n’est pas posée ; à une autre, les rudiments de la politesse amoureuse, qui consiste à ne jamais rater un rendez-vous, à ne jamais avoir d’empêchement involontaire.

Mais il y a un apprentissage plus profond, plus radical qui m’est venu par l’entremise de rencontres féminines et qui encore aujourd’hui, ne peut se poursuivre que grâce à celle qui partage ma vie : c’est l’accès lent, progressif, nécessaire et jamais achevé à la civilisation, ce rêve inaccessible, cette haute mer des rapports humains.

Dans le temps de ruines et de décadence où nous vivons, qui a toujours été le seul cadre de ma vie, car il y a eu un avant et un après et je suis arrivé juste après, il faut tenter d’agir  en toutes circonstances, en toutes choses, en tout domaine, comme si la vraie vie existait, comme si la société avait pour but de nous épanouir, comme si c’est la civilité et non la haine qui était la norme des relations entre les gens, comme si l’amour avait cours, le désir du bonheur de l’autre, bien qu’on constate à tous les coins de rue qu’amour est le mot le plus galvaudé et le plus contradictoire de tous les mots de l’univers.

Cette idée d’une civilisation à la fois imaginaire et effective, qui fait la joie de ma vie de mauvais garçon, m’est venue, et venue uniquement, par l’exemple et l’autorité des quelques femmes, irradiantes et immortelles, qui à distance m’accompagnent dans l’éternité du présent.

Crédits

© Guillaume Hoogveld pour la mise en ligne

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Illustration de Steve Mccury©