Dans ma lutte contre le monde, je suis sans armes et sans outils. Si j’ai eu un royaume, il est détruit depuis longtemps. Tout recommence toujours à zéro.
Je m’accommode des conditions précaires de la vie. Il m’arrive même de me dépouiller de mes sauvegardes. Je cherche à rester en alerte par des moyens radicaux. J’ai l’esprit si léger qu’au moindre relâchement je me perds de vue. J’ai toujours veillé, d’abord inconsciemment, et ensuite consciemment, à ne pas m’engourdir. J’ai fui l’aisance quand elle se présentait. Je n’aime pas beaucoup plus le confort. Je le limite à quelques satisfactions immédiates : avoir du linge de rechange, disposer d’un point d’eau, échapper à la chaleur, travailler loin du bruit. Tout le reste m’est assez indifférent. Ou plutôt non. Le reste, tout le reste, tout ce qui manque dans l’ordre matériel, dans l’agrément ordinaire du corps, tout ce qui me conserve en équilibre instable, me plaît, me plaît vraiment. J’ai un goût très vif pour l’inconfort organisé, les chaises étroites, les fenêtres sans volets, les courants d’air, les postures sans ergonomie, les matelas trop durs à même le plancher. Détails, divins détails, qui tiennent éveillé.
J’aime l’inconfort comme une femme avec qui on part en cachette, qu’on retrouve la nuit dans un endroit périlleux. J’aime ce parfum d’aventure ordinaire – l’aventure véritable me ferait sans doute peur.
L’inconfort, c’est un train de campagne, un omnibus qu’on a réussi à prendre, dans une gare perdue, après deux heures passées sous la pluie, et qui va mettre la moitié de la nuit pour atteindre son port. L’unique compartiment est glacial, il y a des haltes toutes les deux minutes, les banquettes datent du temps où il existait des troisièmes classes, on n’a changé que le chiffre.
L’inconfort, c’est un trajet à pied dans une banlieue inconnue d’une ville inconnue, l’horrible café lyophilisé de Bucarest ou de Birmingham, l’attente assis par terre à l’accueil des urgences, orteil cassé et pied qui gonfle dans sa chaussure, les pièces de vingt et cinquante centimes au fond de la poche, les vêtements fripés, les comptoirs où l’on mange et on boit debout comme les chevaux. Mais c’est aussi la solitude, la maigreur, la vitesse, l’impatience, le dénuement, la fatigue musculaire, l’indifférence, l’oubli : tous les ressorts secrets du bonheur.
Je pratique l’inconfort la nuit, surtout la nuit, dans le style spartiate qui va si bien avec l’amour et avec l’écriture.
Je repense à Frédéric II de Prusse, qui avait une chambre royale et un lit d’apparat, mais dormait sur son lit de sangles, derrière un paravent.
Je repense aux installations de fortune et aux aménagements sommaires que j’ai si longtemps connus, aux robinets d’eau froide en toute saison, aux fauteuils défoncés, aux longues journées dans les parcs, faute d’une chambre avant huit heures du soir, aux lectures debout dans les rayons de librairie, aux chaussures submersibles, aux chemises trop courtes.
Il me semble que ces circonstances fugitives n’ont eu aucune incidence sur mon bonheur central. Elles ne servaient qu’à m’en rendre conscient et à m’en faire mieux jouir.
J’aime le confort de l’inconfort.
©Luc DELLISSE #2019 pour le texte
©MUSIAL, « Un dessin une nuit » du 14 novembre #2014 pour la peinture
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