À quoi bon des poètes en un temps de détresse ?, par Élisabeth Bart

«[…] Et que faire dans l’attente et que dire / Je ne sais; et à quoi bon des poètes en un temps de détresse ?»

Hölderlin, Pain et vin.


En ce temps de détresse, le mot «siècle» qui disait jadis durée et mondanité dont on pouvait se retirer – telle une duchesse de Langeais brisée par le délaissement amoureux défiant le Crucifié qui ouvre les bras –, semble avoir désormais perdu tout son éclat. Mot délavé, comme tant d’autres sécularisés, auquel on ne peut plus se fier, le siècle a disparu dans sa propre sécularisation. Le siècle n’existe plus, nous ne vivons plus dans le temps, personne n’est plus «de son temps» mais du flux des choses, des marchandises, des images de marchandises, des apparences chatoyantes télescopées interchangeables, des événements réduits au simulacre médiatique qui ne font plus «événement».Si le langage est corrompu depuis la faute originelle, comme l’écrit Juan Asensio (1), la détresse est immense quand la «fausse parole» dénoncée par Armand Robin est blanchie comme l’argent sale, délavée jusqu’à la transparence à nos yeux, plus crevés que ceux d’Œdipe, qui ne la voient plus.

La nature de cette «détresse de l’absence de détresse», pour reprendre la formule heideggerienne, Günther Anders en dessine les contours marécageux au mitan des Trente Glorieuses, dans une conférence prononcée à la comédie de Berlin, le 20 novembre 1960 (2) : détresse d’un monde trop plein qui gonfle, comme la grenouille de la fable, jusqu’à l’explosion dans le néant, le «nul», comme on dit aujourd’hui, trop plein de la production de masse qui englobe désormais ce qu’on ne nomme plus des «œuvres» littéraires ou artistiques mais des «produits», des «biens culturels», à l’époque où la musique, l’édition, le cinéma sont devenus des «industries». Dès lors, selon Günther Anders, «[…] ce qui est question ici n’est pas : comment pouvons-nous ou devons-nous produire un art qui influence les masses ?» mais au contraire […] comment produire de l’art sous l’influence du fait de «l’efficience de masse ?» (3). Analysant le processus selon lequel «notre produire est déterminé à son tour par ces produits de masse» (4), Günther Anders va au cœur de ce que Hölderlin nommait déjà «temps de détresse» : l’impuissance individuelle face au déferlement de la volonté de puissance manifestée dans la surpuissance de la «pensée» scientifique, de la progression technologique, du marché, à travers leurs conséquences, entre autres, la dévaluation, la falsification, la dilution, la raréfaction du langage.

Nommer «démocratie» le règne de la production de masse offre un bel exemple de falsification du langage dans le sillage de cette transmutation du «peuple» en «masse» que déplore Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune : «[…] notre vieux peuple, si fier, si sage, si sensible, devenait peu à peu cette masse anonyme qui s’appelle : un prolétariat» (5). En 1938, le don visionnaire de Bernanos ne va pas jusqu’à prédire le déplacement du prolétariat vers d’autres continents, mais voit fort bien l’avènement de la «classe moyenne» qui fait la masse aujourd’hui (6). En vertu du processus de reproduction analysé par Günther Anders, c’est bien cette classe qui contribue à produire la demande de masse, elle-même «produit de ses propres produits». Ainsi, les industries du spectacle, de l’édition, sont conduites à produire selon le goût indifférencié de cette classe, «moyenne», c’est-à-dire médiocre, des produits interchangeables, voués à l’obsolescence. Ce qu’on nomme fallacieusement «littérature» relève de cette production, ou plutôt, de cette «reproduction» : «le problème fondamental est donc la reproduction et non pas la masse» (7). On vous dira, anticipe Günther Anders, que tenir un tel discours est antidémocratique, on vous accusera d’aristocratisme, d’élitisme, au nom d’un prétendu «droit à la culture pour chacun» alors qu’il s’agit de vendre le même produit des milliers de fois pour satisfaire un goût «moyen», formaté, ce qui, en littérature, implique nécessairement une dévaluation, un affadissement, une raréfaction du langage, coupé du réel. Sous le fallacieux prétexte du pluralisme culturel, c’est le droit aux mêmes chances de vente qui est, de facto, défendu.

Alors que les acteurs du marché prétendent offrir «pour tous les goûts», un goût «commun», indifférencié, se généralise, au corps défendant des singularités, et au vu des best-sellers en littérature ou des grands succès cinématographiques, ce ne sont pas tant les ingrédients connus tels que le sexe, l’action, le nombrilisme qui les caractérisent, mais essentiellement la tonalité de la dérision. D’une certaine manière, la dérision généralisée a tué l’humour, celui du saltimbanque Raymond Devos qui jouait avec les mots comme un enfant joue avec des bulles de savon. «Humoriste» est devenu un métier : j’attends que l’un d’eux écrive un sketch qui tournerait en dérision l’humoriste de profession galérant pour trouver mots et gags comiques… Cette tonalité serait-elle l’héritage dévalué de l’ironie voltairienne, de ce siècle des Lumières qui n’a donné aucun grand poète, à part André Chénier qui finit sous la guillotine ? On est loin de Molière dont le rire marche comme un funambule sur un fil tendu entre comédie et tragédie, on est proche, probablement, de ce rire démoniaque, ce rire du néant qu’évoque Hermann Broch dans La Mort de Virgile, néant qui rit du sacré au lieu de faire rire le sacré. Dès lors, la voix du poète devient inaudible même si des poètes chantent encore et magnifiquement, leur voix déployée dans les grands romans autant que dans le déclinant genre poétique.

De même, la suprématie de l’image sur le langage induit l’effondrement du Verbe, autrement dit de la foi en une Vérité transcendante qui est et qui sera toujours inaccessible, qui l’était déjà et bien plus pour Virgile mort avant l’incarnation du Verbe dans le Christ, comme le disent les dernières lignes du roman de Broch (8), foi garante d’une quête perpétuelle de la Vérité dans l’humilité au lieu de l’arrogante volonté de puissance. Ainsi, nous sommes «idéologisés», le flot d’images nous sépare du réel, son trop plein nous rend impuissants à le comprendre, de sorte que, affirme Gunther Anders dans un suprême paradoxe, « L’ignorance actuelle est fabriquée à partir de l’apparente matière du savoir.» (9) Non seulement un goût commun se généralise, mais aussi, à notre insu, une idéologie, une bien pensance, une moraline, celle du Homais de Flaubert, personnage emblématique de la médiocrité (dont le Monsieur Ouine de Bernanos est peut-être le descendant, l’ultime avatar le plus corrompu), fervent fidèle de sa religion, la science, tout pétri de bonne conscience. A quoi bon les poètes pour les Homais ? Un Baudelaire, un Laforgue, albatros «ridicules et laids» aux yeux de leurs contemporains, ne se sont pas maudits eux-mêmes…

À quoi bon les poètes en un temps de détresse, comment les entendre, les reconnaître dans le flux de la production de masse qui nivelle tout, confond le bavardage creux et la parole authentique ? Le cerveau de la classe moyenne occidentale, ce troupeau d’oies gavées de tout, d’images, de spectacles, de musique transformée en un bruit de fond incessant, gavées du bavardage imposé même au voyageur rêveur dans un wagon de train, par le téléphone cellulaire, tend à devenir un seul cerveau, gras mais creux puisque cette graisse est liquide, qu’on ne cesse de «liquider», un produit après l’autre. Les oies pleurnichent facilement en ingurgitant la représentation spectaculaire d’une misère déréalisée (les «sans-abri, les palestiniens etc.) mais n’accordent aucun regard au mendiant du métro, ignorent le voisin dans la détresse – «cœur dur et tripes sensibles», dit Bernanos –, ignorantes, surtout, de leur propre détresse.

La parole poétique est solitaire, elle est cet éclat fugitif et fragile dégagé de la vase verbale en ce qu’elle dit le réel. Méditant sur la poésie de Hölderlin, Heidegger l’identifie comme « ce qui doit dire qui est l’être humain par opposition aux autres êtres de la Nature» (10). Elle est cette parole «essentielle» qui doit témoigner de l’être de l’homme, fonder l’être-là, le distinguer de l’étant. Elle procède de l’écoute de la Parole qui nous précède, celle des poètes, des prophètes, des mystiques, elle est dialogue avec cette Parole. En elle vibrent les voix des morts qui délivrent de la fausse parole. Elle n’est plus cloisonnée dans le genre poétique, avec ses règles, et si « les mètres sont le bétail des dieux» (11), selon la tradition védique rapportée par Roberto Calasso, ils sont parfois disséminés dans la prose romanesque, rythmée, scandée, par exemple dans La Route de Cormac McCarthy dont on peut apprendre certaines pages par cœur. Elle est cette parole vivante tendue vers le Verbe inaccessible, qu’elle soit ésotérique comme celle de Paul Celan, revenu des hautes usines de la mort et confronté à l’indicible, ou exotérique dans la simplicité limpide des stances anaphoriques de Charles Péguy.

En un temps de détresse, le poète est responsable du langage, répondant à l’Appel du plus Haut que lui. Il fonde «ce qui demeure contre le flux qui emporte» (12) écrit Heidegger, il joue l’éphémère contre l’obsolescent, éternise le fugitif. Il a la charge de libérer la parole des harnais sociaux ou bien pensants, ce que le Virgile de Broch comprend à la veille de sa mort. Malade, traversant les bas fonds de Brindisi sur une litière, Virgile est assailli par les quolibets des miséreux, puis témoin d’une rixe entre trois avinés qu’il perçoit comme un trio infernal. À travers cette expérience, il se découvre pareil à ces miséreux et prend conscience de l’insuffisance de son Énéide écrite à la gloire de César, donc au service de l’État et du mythe de la grandeur romaine qui ne sont rien parce que terrestres et périssables.

Entre les dieux enfuis et le dieu qui va revenir, Hölderlin se tient dans la ferveur de l’attente. Après Auschwitz, Paul Celan remonte le fleuve de la détresse, en quête de ce qui reste après la dévastation. Aujourd’hui, le poète doit s’arracher à la langue du simulacre en un élan qui semble impossible. Sa parole est tendue entre les deux pôles de la ferveur et du désespoir, tension qui est aussi étroite proximité. « Toute poésie vécue est une chute» (13).

Notes

* Sur l’illustration de cette note. Il s’agit du voile de Manoppello (Pescara), petite ville italienne dans le massif des Abbruzzes, dans la province de Chieti, à 23 kilomètres de Chieti et 190 de Rome. Cette image du visage du Christ est dite achiropoiète (c’est-à-dire peinte par une main non humaine). Sur un tissu très fin et brillant comme un bas de soie, de 17 x 24 centimètres, apparaît un visage d’homme dont on ne perçoit la beauté qu’après l’avoir observée avec patience. Sur cette toile semi-transpa­rente, l’image est imprimée comme sur une diapositive et, cas unique au monde, elle est parfaitement visible des deux côtés de la pièce de tissu. Les observations menées aux ultraviolets révèlent que sur la totalité du tissu aucun pigment naturel ou artificiel n’apparaît. On ne peut observer le visage que sous un angle particulier ou en plaçant un écran opaque derrière lui. À contre-jour, il est transparent; à l’ombre, il est de couleur ocre foncé. De par sa consistance immatérielle, on pense que la toile est constituée de byssos marin, un filament opalescent extraordinairement fin et qui ne peut être peint. Il est fabriqué par le Pinna Nobilis, un mollusque bivalve de la Méditerranée. Le mode de tis­sage de ce très précieux fil, utilisé dans l’Antiquité surtout par des rois et des prêtres pour la finesse et la splendeur de la trame, remonterait à la fille du roi Hérode. Ce visage a une coloration intense, il est contusionné, a le nez cassé, la barbe partiellement arrachée et une joue enflée. Les yeux regardent intensément de côté et vers le haut, laissant entrevoir le blanc sous l’iris. Sur le front, il a une mèche ébouriffée (NdJA).

(1) Juan Asensio, L’arche brisée de la parole in La Littérature à contre-nuit (Éditions Sulliver, 2007), p. 37 : «[…] dès le premier mot rempli d’une mauvaise sève, dès le première phrase insinuante et spécieuse, c’est le monde entier qui s’est trouvé corrompu ainsi que le cœur de l’homme.»

(2) Texte publié sous le titre L’obsolescence de la réalité dans la revue Conférence n°21 (automne 2005), pp. 343–357.

(3) Günther Anders, op. cit., p. 343.

(4) Ibid., p. 344 : «[…] notre produire est déterminé à son tour par ces produits de masse (qui, à leur tour, ont contribué à produire le caractère de masse de la masse), c’est-à-dire co-produit [mitproduziert]. Et comme, de plus, nous faisons partie de ceux qui, par leurs produits, ont contribué à produire la demande de masse réelle ou présumée, nous sommes aussi, en tant que producteurs, toujours les produits de nos propres produits».

(5) Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune (Éditions Plon, collection Points, 1995), p. 53.

(6) «[…] les classes supérieures se sont peu à peu fondues en une seule à laquelle vous avez donné précisément ce nom de classe moyenne. Une classe dite moyenne n’est pas non plus une classe, encore moins une aristocratie. […] Rien n’est plus éloigné que son esprit de l’esprit aristocratique. On pourrait la définir ainsi : l’ensemble des citoyens convenablement instruits, aptes à toute besogne, interchangeables», Georges Bernanos, op. cit., p. 54.

(7) Günther Anders, op. cit., p. 344.

(8) «[…] car inconcevable et ineffable pour lui était le Verbe qui est au-delà de tout langage», Hermann Broch, La Mort de Virgile (Éditions Gallimard, collection L’Imaginaire, 2006), p. 439.

(9) Extrait de l’analyse de ce processus : «[…] le flot d’images particulières doit nous empêcher de constituer une image du monde tout court et nous empêcher de ressentir l’absence de l’image du monde tout court. La méthode actuelle, à l’aide de laquelle on empêche systématiquement la compréhension [Verstehen], ne consiste pas dans le fait de livrer trop peu, mais dans celui de livrer trop. L’offre d’images, en partie gratuite, en partie même inévitable (publicité), suffoque la possibilité de se faire une image [sich hein Bild machen] : on nous écrase par une abondance d’arbres afin de nous empêcher de voir la forêt», Gunther Anders, op. cit., p. 351.

(10) Martin Heidegger, Hölderlin et l’essence de la poésie, in Approche de Hölderlin (Éditions Gallimard, coll. Tel, 2008), p. 45.

(11) Roberto Calasso, La littérature et les dieux (Éditions Gallimard, 2002), pp. 131–133.

(12) «La poésie est fondation par la parole et dans la parole. Et qu’est-ce qui est fondé ? Ce qui demeure. Mais ce qui demeure peut-il être fondé ? N’est-ce pas ce qui est toujours déjà là subsistant ? Non ! Il faut précisément que ce qui demeure soit amené à persister contre le flux qui emporte; le simple doit être arraché à la complication, la mesure être préférée à l’immense. Il faut que vienne à découvert ce qui supporte et régit l’étant en son ensemble. Il faut que l’être soit mis à découvert, pour que l’étant apparaisse», in Martin Heidegger, op. cit., p. 52.

(13) Dominique de Roux, L’ouverture de la chasse (à propos de Michel Bernanos, éditions du Rocher, 2005), p. 141.