Marguerite Duras n’existe pas


Marguerite Duras n’existe pas. N’en déplaise à ceux qui lui reprochaient un ego démesuré, Marguerite Duras n’était pas dans le réel, seuls ses personnages sont vrais :

« L’histoire de ma vie, de votre vie, elle n’existe pas, ou bien alors il s’agit de lexicologie. Le roman de ma vie, de nos vies, oui, mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie. (…). Rien n’est vrai dans le réel, rien » [1].

Rien n’est vrai, et surtout pas elle, Marguerite Duras, qui n’est pas vraie, qui est fausse, et qui s’est donc vue contrainte de réaliser ce « déplacement de soi vers l’écrit » [2] :

« La mendiante, c’est vrai ; le Vice-Consul, c’est vrai ; Anne-Marie Stretter, c’est vrai ; le Mékong, c’est vrai ; Calcutta, c’est vrai. La seule chose qui n’est pas vraie, c’est moi. Le problème depuis le commencement de ma vie, c’est de savoir qui parlait quand je parle et s’il y a invention, elle est là » [3].

Réaliser l’anéantissement de sa personne

Ainsi, Marguerite Duras n’est pas vraie, et il faut également comprendre qu’ « il n’y a qu’une personne qui n’est pas vraie, c’est Lol V. Stein. Je pense que Lol V. Stein, c’est moi, donc je ne pouvais pas l’inventer » [4]. Si Lol V. Stein est une personne, que devient Marguerite Duras ? L’écrivaine dit aussi que « Ça n’a pas de sens, Lol V. Stein, voyez, ça n’a pas de signification. Lol V. Stein, c’est ce que vous en faites, ça n’existe pas autrement » [5]. Pourquoi toutes ces contradictions concernant le personnage de Lol V. Stein ? Pourquoi cette alternance d’affirmation et de dénégation ? Pourquoi un tel brouillage ? Peut-être bien parce que Marguerite Duras a toujours souffert de ne pas avoir été « ravie » au sens où Lol l’a été.

D’ailleurs, elle parle elle-même « de ce deuil (qu’elle a) porté toute (sa) vie de ne pas être Lol V. Stein, de pouvoir concevoir la chose, la décrire, la dire, mais de ne jamais l’avoir vécue » [6]. Autrement dit de ne jamais avoir pu réaliser l’anéantissement de sa personne, de ne jamais avoir été capable de se perdre de vue elle-même. L’auteure du Ravissement va jusqu’à dire que c’est « si merveilleux, cette éviction, cet anéantissement de Lol » [7], et que « c’est admirable de pouvoir voir son propre amour s’éprendre d’une autre, et en être émerveillée, qu’elle (sic) en a été marquée pour la vie » [8].

Mais si l’identification avec ses personnages lui est tellement nécessaire, c’est surtout par peur. Car Marguerite Duras a peur. Et c’est bien ce sentiment-là qu’elle ressent en écrivant le Ravissement :

« Je pense que quelque chose a été franchi, là, dans Lol, mais qui m’a échappé, parce qu’on peut franchir des seuils et que ça ne se traduise pas dans la conscience claire, peut-être un seuil d’opacité (…). J’écrivais, et tout d’un coup j’ai entendu que je criais, parce que j’avais peur. Je ne sais pas très bien de quoi, j’avais peur. C’était une peur… apprise aussi, une peur de perdre un peu la tête » [9].

Peur de la folie dont elle a ressenti, dans sa propre chair, les premières affres à huit ans, lorsque, enfant, elle fuyait la folle de Vinhlong :

« J’entends son rire hurlant et ses cris de joie (…). Le souvenir est celui d’une peur centrale. Dire que cette peur dépasse mon entendement, ma force, c’est peu dire. Ce que l’on peut avancer, c’est le souvenir de cette certitude de l’être tout entier, à savoir que si la femme me touche, même légèrement, de la main, je passerai à mon tour dans un état bien pire que celui de la mort, l’état de la folie » [10].

D’une confidence faite jadis à Montréal, il ressort que Marguerite Donnadieu adolescente, vers sa douzième année, connut une crise assez violente, marquée par la révolte mais surtout par de fortes pulsions agressives, et une tentation de la folie qui depuis n’a cessé de la hanter :

« J’avais onze ans et demi, j’avais mes règles pour la première fois et je suis restée un mois avec mes règles. Je me baignais toujours et mes règles ne cessaient jamais. C’est sans doute à cette époque-là que j’ai approché le plus la folie. Je crois que pendant un mois, j’étais réveillée, toujours par les mêmes rêves, des rêves meurtriers, je voulais tuer ceux que j’aimais le plus au monde, c’est-à-dire mes frères et ma mère. Je voulais tuer tout. C’est une des périodes les plus difficiles de mon existence (…). C’est une sorte de folie meurtrière qui s’est emparée de moi à cet âge-là » [11].

Depuis toujours, pour Duras, la grande peur, c’est la folie. Mais ce qu’elle craint par-dessus tout c’est le regard que les autres sont susceptibles de porter sur cette folie. Ainsi, dans l’entretien avec Michelle Porte, qui fait suite au Camion, elle parle de cette envie et de ce besoin qui sont les siens de faire la conversation avec des gens qu’elle ne connaît pas, dans les trains, les avions, les épiceries, les cafés, les garages, etc. Un besoin irrépressible de parler, d’avoir l’illusion d’une communication amorcée avec autrui. Elle explique, un peu gênée, qu’elle ne peut pas s’en empêcher, même si dans ces moments-là elle craint beaucoup le regard des autres :

« J’ai toujours peur qu’à un moment donné ils s’aperçoivent que je ne peux pas m’empêcher de parler et qu’ils pensent que je ne suis pas tout à fait, comme on dit, normale. Pourtant, je le fais toujours, et toujours dans cette même peur » [12].

Dans Les parleuses, elle ajoute que les gens, et bien souvent les hommes, ont agité devant elle l’épouvantail de la folie, qu’ils n’avaient pas l’air de se rendre compte de ce qu’ils lui faisaient alors subir, mais qu’elle en souffrait énormément, qu’elle avait peur :

« Il y avait une sorte de langage, à mon propos, les gens font pas assez attention à ça, pour un oui, un non, on me disait : « T’es vraiment folle, alors », « T’es encore plus folle qu’on ne le pense », « Tu devrais faire attention, t’es vraiment dingue », « Oh, toi, toi, tu es folle, alors tais-toi »… (…) ces petites choses qu’on dit comme aux enfants, quand on leur rabâche toujours une même rengaine, ça finit par devenir frappant et par créer une petite…, une petite névrose, quoi. Moi, j’avais peur, oui » [13].

D’ailleurs, sa peur des autres est immense, de tous les autres, mais particulièrement de ses lecteurs : « Vous que j’aime et pour qui j’écris. C’est vous qui me faites peur et c’est vous qui êtes terrifiants autant quelquefois que des malfaiteurs » [14].

La peur du regard des autres, des insinuations, des mots des autres, mais aussi la peur d’être tuée. D’être tuée par Yann, le dernier amant :

« Quelquefois, dès votre réveil j’ai peur. Comme tous les hommes chaque jour, que ce soit seulement pendant quelques secondes vous devenez un tueur de femmes. Ça peut se produire tous les jours. (…). Et de cela, autour de moi il arrivait qu’on ait peur pour moi. Moi, j’ai gardé ça, j’ai peur de vous. Chaque jour à des moments très brefs qui vous échappent j’ai peur de votre regard sur moi » [15].

La peur d’elle-même aussi, une peur fortement liée à la sortie de l’enfance :

« La forêt, c’est la forêt de mon enfance (…) interdite parce que dangereuse (…). Quand j’ai peur de la forêt, j’ai peur de moi-même, bien sûr, voyez-vous, j’ai peur de moi depuis la puberté » [16].

Mais si Lol V. Stein n’a pas de signification, si elle n’est qu’un moyen pour tenir la peur à distance, que dire de l’enfant, dans L’Amant ? Puisque cette enfant, comme l’a très justement remarqué Pierre Dumayet lors de ses entretiens avec Marguerite Duras, adopte finalement le même type de comportement que Lol . L’enfant recherche l’anéantissement de sa propre personne, son éviction. En effet, lorsqu’elle offre en pensée à l’amant chinois son amie Hélène Lagonelle, ne fait-elle pas quelque chose, là, qui la rapproche de Lol V. Stein ?

« Je veux emmener avec moi Hélène Lagonelle, là où chaque soir, les yeux clos, je me fais donner la jouissance qui fait crier. Je voudrais donner Hélène Lagonelle à cet homme qui fait ça sur moi pour qu’il le fasse à son tour sur elle. Ceci en ma présence, qu’elle le fasse selon mon désir, qu’elle se donne là où moi je me donne. Ce serait par le détour du corps de Hélène Lagonelle, par la traversée de son corps que la jouissance m’arriverait de lui, alors définitive » [17].

Lol V. Stein donc, à laquelle on revient toujours, Lol V. Stein ou le rêve d’un désir déporté, comme gangrené par une forme de folie et de mort à soi-même. Dans L’Amant de la Chine du Nord, l’enfant, dans la garçonnière (pour la dernière fois avant son départ pour la France), parle à son amant d’Hélène Lagonelle, lui dit qu’elle voudrait l’amener là, juste une fois, pour qu’il la prenne : « Je voudrais beaucoup ça, que tu la prennes comme si je te la donnais… je voudrais ça avant qu’on se quitte » [18]. Comme l’amant ne répond pas, elle insiste, elle explique :

« Ce serait un peu comme si c’était ta femme… comme si elle était chinoise… et qu’elle m’appartenait et que je te la donne. Ça me plaît de t’aimer avec cette souffrance de moi. Je suis là avec vous deux. Je regarde. Je vous donne la permission de me tromper » [19].

Ce que veut l’enfant, c’est ce qu’a vécu, même imparfaitement, Lol. D’ailleurs, Marguerite Duras reconnaît qu’à ce moment-là, lorsque l’enfant offre son amie à l’amant chinois, « elle devient Lol V. Stein » [20]. Et là, il faut se souvenir de ce qu’écrivait Marguerite Duras dans La vie matérielle : « Ce que je n’ai pas dit, c’est que toutes les femmes de mes livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire, d’un certain oubli d’elles-mêmes » [21].

Mais au-delà de cette tentation d’être Lol V. Stein qui est très présente chez l’enfant de L’Amant, il convient de faire une place toute particulière à ce texte, lequel rassemble pour la première fois ce qui jusque-là était éparpillé de livre en livre, ce texte qui autorise explicitement l’interprétation autobiographique, et ce principalement par le recours à l’emploi de la première personne du singulier. Marguerite Duras ose enfin écrire « je », même si le personnage qui s’exprime à la première personne n’est pas explicitement nommé.

Le livre s’ouvre sur une description du visage du locuteur, ne laissant aucun doute sur son identification avec Marguerite Duras : le physique de l’auteure est par ailleurs rappelé, au moment de la diffusion de L’Amant, non par une photographie sur la couverture (peu conforme à l’éthique d’austérité des Editions de Minuit), mais par une affiche apposée chez les libraires où Marguerite Duras regarde, dans un miroir, ce visage, le sien, vraisemblablement le point de départ de l’écriture de L’Amant.

Les premières lignes du livre évoquent la situation qui a provoqué chez l’auteure le désir d’écrire sur son passé : un homme lui fait un jour une réflexion sur son visage, laquelle réflexion va provoquer un émerveillement :

« Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante » [22].

Cet homme, par la révélation qu’il lui apporte, renvoie ainsi Marguerite Duras à « une image d’elle-même antérieure à toute rencontre » [23], avant ce passage du bac sur le Mékong. L’Amant peut donc être vu et compris comme une quête des origines, une démarche pour retrouver l’enfant de quinze ans et demi, celle dont le visage alors était intact, celle pour qui il n’était pas encore trop tard :

« Très vite dans ma vie il a été trop tard. A dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. A dix-huit ans j’ai vieilli. (…). Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. (…). Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit » [24].

L’Amant est écrit à la première personne, mais Marguerite Duras semble mettre en cause la part autobiographique qu’il recèle. En effet, elle affirme à la page 14 que l’histoire de sa vie n’existe pas. Quelle part de réel peut-on dès lors attribuer à un récit dont le point de départ est une photographie absente, qui n’a jamais été prise ? Marcelle Marini écrit à ce sujet : « A la place de cette image qui n’a jamais existé, nous avons un récit qui la construit, l’invente au fur et à mesure » [25]. L’emploi du verbe « inventer » dans l’assertion de Marcelle Marini n’est pas fortuit. En effet, il manifeste le doute sur l’intrusion possible de l’imaginaire. Inventer, du latin « invenire » signifie d’abord « créer quelque chose de nouveau » (1485) puis « trouver des idées grâce à son imagination » (1522) spécialement dans le domaine littéraire et des arts. Il s’emploie à partir du XVIIème siècle pour « donner comme réel ce que l’on a imaginé » [26].

Anne-Marie Stretter ou la perfection

Pourtant, en dépit de tout ce qu’a pu dire l’auteure, c’est bien L’Amant qui va permettre à Marguerite Duras d’expliquer et de comprendre la fascination que le personnage d’Anne-Marie Stretter a exercée sur elle :

« J’avais huit ans lorsque j’ai connu Anne-Marie Stretter. Pourquoi j’ai été chercher cette femme pour faire India Song ? C’est curieux ! C’est pour comprendre la raison de mon attirance pour cette femme que j’ai décidé d’écrire sur cette période un livre qui, pour la première fois, n’est pas une fiction » [27].

Marguerite Duras déclare donc ouvertement avoir rédigé, avec L’Amant, une autobiographie, et ce afin de pouvoir répondre aux questions qu’elle se posait, depuis toujours aurait-elle pu dire, au sujet du personnage d’Anne-Marie Stretter :

« Je me demande si l’amour que j’ai d’elle n’a pas toujours existé. Si le modèle parental, ça n’a pas été elle, la mère de ces deux petites filles, Anne-Marie Stretter, non pas ma mère, voyez, que je trouvais trop folle, trop exubérante, et qui l’était d’ailleurs. (…). Je pense que c’était ça, elle, Anne-Marie Stretter, le modèle parental pour moi, le modèle maternel, ou plutôt le modèle féminin ; elle ne m’apparaissait pas comme maternelle, elle était avant tout une femme adultère, voyez, non pas la mère des petites filles » [28].

Toujours, Marguerite Duras en revient à ce personnage et ne cesse d’expliquer, de raconter ce qu’elle appelle « sa scène primitive » :

« Un jour l’administrateur général a changé. Il est arrivé avec sa femme. Ils s’appelaient peut-être Stretter. Je ne sais plus. Ils avaient deux filles. Elle, c’était une femme rousse complètement décolorée, qui ne se fardait pas, qui ne paraissait pas. Si tu veux, l’être et le paraître, je l’ai vu, je l’ai ressenti là. J’ai appris très peu de temps après leur arrivée à Vinhlong qu’un jeune homme venait de se suicider par amour pour elle. Cette femme invisible, tu vois, qui ne se remarquait pas et qui, moi, m’attirait à cause de cette espèce de décoloration de la figure, des yeux, eh bien ! j’ai appris qu’elle avait un pouvoir comme un pouvoir de mort, très caché, très recelé et je me souviens du choc extraordinaire que cela a été le suicide de ce jeune homme » [29].

La rencontre avec cette morte-vivante, décolorée, invisible, a eu sur Marguerite Duras un effet de cristallisation absolument décisif puisque cet épisode aurait déterminé en elle la nécessité d’écrire : « C’est cette femme qui m’a amenée à pénétrer le double sens des choses. A tous les points de vue. Elle m’a amenée à l’écrit peut-être. Peut-être c’est cette femme-là » [30]. Ainsi, Anne-Marie Stretter, la prostituée de Calcutta réfractaire à l’acte d’écrire, apparaît comme le double forcément inversé de Duras écrivant. « J’écris, déclare-t-elle, (…) pour me massacrer, me gâcher, m’abîmer dans la parturition du livre. Me vulgariser, me coucher dans la rue. Ça réussit. A mesure que j’écris, j’existe moins » [31]. « Cette dilapidation de soi » [32] dans l’écriture, c’est une prostitution : l’écriture est prostitution et la prostitution est écriture. « Au lieu d’écrire, dit encore Marguerite Duras à propos d’Anne-Marie Stretter, elle se tue. C’est pareil » [33].

Mais c’est un lien extrêmement fort, unique, qui unit Marguerite Duras à Anne-Marie Stretter, une fascination, une véritable histoire d’amour, qui dépasse même les sentiments éprouvés pour Lol V. Stein : « Je suis toujours émue quand je parle d’Anne-Marie Stretter. Plus que par Lola Valérie Stein. J’ai trahi Lola Valérie Stein. Pour elle » [34]. Il faut dire qu’Anne-Marie Stretter est allée plus loin que Lol V. Stein, plus loin que la négation du moi, dans un univers plus vaste où les limites de la personne ont cessé d’être sensibles :

« Comment s’arrêter au sentiment, certes libérateur, de sa propre annulation, alors que des millions d’individus sont à ce point niés dans leurs besoins essentiels, qu’ils n’ont plus la possibilité de se saisir en tant que personnes humaines ? » [35].

Contrairement à Lol, elle n’a nul besoin de réactualiser son détachement d’elle-même. Il est devenu un état de grâce qui permet à toutes les douleurs du monde de se loger en elle sans avoir à être pensées.

Et cette fascination pour la femme de l’ambassadeur, c’est après la sortie d’India Song qu’elle en prend complètement conscience, après avoir tué son personnage. C’était la seule issue, la seule façon de s’en débarrasser :

« Je ne pouvais pas m’en tirer, m’en sortir. Je vivais une sorte d’amour fou pour cette femme, et je recommençais toujours le même film, toujours le même livre, et je me suis dit : Il faut qu’elle meure. Voilà. Parce qu’elle m’a tellement atteinte. Dans le Vice-consul, c’est une sorte de survivante, mais elle ne meurt pas, effectivement, tandis que là, il me semble dans India Song, il n’y a pas de doute, elle est morte, oui » [36].

C’est déjà ce qu’elle avait fait pour Lol V. Stein qui devenait trop envahissante et menaçait de déborder sur tous les autres livres :

« Elle a fini de me hanter, elle me laisse tranquille, je la tue, je la tue pour qu’elle cesse de se mettre sur mon chemin, couchée devant mes maisons, mes livres, à dormir sur les plages par tous les temps, dans le vent, le froid, à attendre, à attendre ça : que je la regarde une dernière fois » [37].

Seulement, Lol était revenue. Il fallait procéder autrement. D’autant plus qu’Anne-Marie Stretter ne représente pas seulement la femme, mais le lieu même de l’écrit. Elle est devenue cela, le lieu écrit d’elle, c’est-à-dire un lieu intarissable. Pour se délivrer de cette emprise devenue trop forte, Marguerite Duras va projeter les personnages du Vice-consul « dans de nouvelles régions narratives » [38] : l’utilisation des voix. Une harmonie s’instaure entre images et voix. Elles rejoignent les personnages dont elles éclairent l’aventure : « Elle a dû rester là longtemps, jusqu’au jour – et puis elle a dû prendre l’allée… C’est sur la plage qu’on a retrouvé le peignoir » [39].

Duras fait donc disparaître Anne-Marie Stretter dans la mer indienne. Et pourquoi dans la mer ? Parce que cette femme, Anne-Marie Stretter, est issue de la mer et qu’elle n’aspire qu’à y retourner. Elle dort dans la mer, à la fois métaphoriquement, quand elle est assimilée à celles « qui ont l’air de dormir dans les eaux de la bonté sans discrimination… celles vers qui vont toutes les vagues de toutes les douleurs » [40], et réellement à la fin du roman : « elle nage, se maintient au-dessus de l’eau, noyée à chaque vague, endormie peut-être » [41]. Cette mort d’Anne-Marie Stretter dans les eaux de la mer apparaît comme « le franchissement d’une limite, une plongée dans la perte, douloureuse, mais génératrice d’une liberté et d’une légèreté nouvelle » [42]. Duras n’écrit-elle pas qu’elle « rejoint comme une mer, (qu’) elle rejoint la mer indienne, comme une sorte de mer matricielle » [43] ? Madeleine Borgomano avance l’hypothèse que « pouvoir dormir dans la mer, c’est accepter une bienheureuse forme de mort (…), une profonde régression au stade fœtal » [44]. Comment ne pas voir ici un parallèle entre mer et mère ?

Dans l’œuvre de Duras, la mer est une métaphore du corps de la mère. Pourtant, si la mer est un corps, la seule relation possible avec ce corps est fondée sur « une ambivalence qui balance entre la peur de la mort par la noyade et le désir de la submersion corporelle » [45].

Le lien métaphorique entre mer et mère est très fort chez Duras. Finalement, la mère est toujours là, omniprésente. Dans Un barragecontre le Pacifique, la mère et la mer sont présentes, ensemble. Toutes deux y sont également envahissantes. La première écrase ses enfants d’un amour maladroit et violent, la seconde écrase toute la plaine en la recouvrant d’eau. Il est à noter qu’elles se combattent, même si la lutte est inégale.

Comme la mère, la mer « peut être englobante, dévoratrice, violente et envahissante, mais en même temps elle est fascinante, incontournable, nourricière et douce » [46]. Ainsi, dans Le Vice-Consul, en dépit d’une mère qui la frappe, la mendiante est attirée par la mer. Chassée par sa mère, c’est la mer qui va offrir à la mendiante repos et nourriture. Cependant, la mer qui donne tout peut aussi donner la mort :

« Elle rêve : elle est son enfant morte, buffle de la rizière, parfois elle est rizière, forêt, elle qui reste des nuits dans l’eau mortelle du Gange sans mourir, plus tard, elle rêve qu’elle est morte à son tour, noyée » [47].

Le désir d’autrefois de mourir sous les coups de la mère se confond avec la mort donnée par la mer.

Le thème de la noyade est présent dès le premier livre de Duras, LesImpudents. Maud, la narratrice, découvre le cadavre d’une jeune femme flottant sur l’eau. Celle-ci s’est suicidée parce qu’elle était enceinte. En se noyant, elle a surtout noyé sa maternité. Pour Maud, la vision de cette noyée symbolise la rupture d’avec sa propre mère. Chez Duras, l’imaginaire de l’eau est très lié au fantasme du matricide.

Marguerite Duras a décidé de faire périr Anne-Marie Stretter dans la mer indienne, donc de tuer la mère idéalisée qu’elle s’était choisie, afin de mettre un terme à la fascination. Notons que Duras n’a pu vraiment écrire sur sa mère, Madame Donnadieu, qu’après la mort de celle-ci. Or, après la mort de la mère choisie, préférée, Anne-Marie Stretter, l’écrit cesse pour une dizaine d’années : « J’ai cessé d’écrire, j’ai cessé, oui, j’ai cessé quelque chose… de… enfin, la chose la plus importante qui m’était arrivée, c’est-à-dire d’écrire » [48]. Le schéma est inversé. Mais retrouver la mère-mer, c’est se perdre, c’est détruire, en attendant de renaître, pour mieux recommencer à écrire. Et détruire, dans ce cas, s’apparente à « un éveil extrême » [49].

Par la suite, elle a mené ce qu’Aliette Armel appelle « une sorte de quête autobiographique » [50], pour remonter aux sources de la fascination et s’en libérer. Bien sûr, sa « rencontre » (elle n’a fait que la croiser et n’a connu d’elle que ce que les gens en disaient, là-bas, aux Indes) avec celle qui lui a inspiré le personnage phare d’India Song a joué un rôle capital pour elle :

« C’est peut-être ma scène primitive le jour où j’ai appris la mort du jeune homme… l’accident : le suicide par amour de cette femme, le jeune homme qui se tue pour elle… Moi, je n’avais pas eu de père, et ma mère vivait comme une nonne, et c’était la mère des petites filles qui avaient mon âge qui possédait ce corps doué de pouvoir de mort » [51].

Cette « scène primitive » passe par l’alliance du désir et de la mort et donne lieu à une surprise : rien dans cette femme, cette mère de deux enfants, à première vue, n’annonçait le pouvoir secret qu’elle recélait : ce pouvoir de mort : « J’ai vu cette femme avant tout comme une donneuse de mort » [52]. Cette femme, c’est le modèle féminin par excellence, une perfection inégalable, unique :

« (…) dans le comportement d’Anne-Marie Stretter, il y a quelque chose d’inimitable, de souverain. Elle porte à être admirée. Elle porte à l’admiration et non pas à l’identification. Non, pas à la tendresse, je ne vois pas ça. A la passion, mais pas à la tendresse. Elle tient tête à tout Anne-Marie Stretter » [53].

Les prostituées blanches

Dans L’Amant, Marguerite Duras établit enfin le lien ténu qui unit la femme de l’ambassadeur à la jeune fille blanche. Et ce lien passe par la réprobation. En effet, le suicide scandaleux du jeune homme isole la dame, la désigne d’emblée à l’opprobre public, et c’est à elle que s’identifie la jeune fille lorsqu’à son tour elle est en butte au scandale du déshonneur. Elles se rejoignent dans la réprobation populaire parce que toutes deux ont un amant :

« La même différence sépare la dame et la jeune fille au chapeau plat des autres gens du poste. De même que toutes les deux regardent les longues avenues des fleuves, de même elles sont. Isolées toutes les deux. Seules, des reines. Leur disgrâce va de soi. Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce corps qu’elles ont, caressé par des amants, baisé par leurs bouches, livrées à l’infamie d’une jouissance à en mourir, disent-elles, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour. C’est de cela qu’il est question, de cette humeur à mourir. Cela s’échappe d’elles, de leurs chambres, cette mort si forte qu’on en connaît le fait dans la ville entière » [54].

C’est littéralement et progressivement que le texte procède à l’identification de l’enfant (« la petite prostituée blanche du poste de Sadec » [55]) et de la femme de l’ambassadeur (« la prostituée de Calcutta » [56]). Les deux personnages apparaissent tout d’abord séparément dans la formulation conjonctive « la dame et la jeune fille au chapeau plat » pour ensuite se rejoindre dans la locution « toutes les deux », réitérée à trois reprises. La formulation en écho « de même que… de même… » souligne l’identité respective des deux femmes pour mieux mettre l’accent sur leur principale ressemblance (« de même elles sont »). Le pluriel s’efface ensuite devant le singulier lorsqu’il s’agit d’évoquer « la nature de ce corps qu’elles ont, caressé par des amants, baisé par leurs bouches ». Un même corps de prostituée, voilà ce qu’elles ont.

L’enfant a besoin de cette réprobation, elle qui éprouve toujours (comme Marguerite Duras elle-même) une honte, un sentiment de culpabilité, elle qui s’étonne, en quittant la chambre de son amant qu’il n’y ait « personne pour la punir, la battre, la défigurer, l’insulter » [57].

Duras atteint ici « la source de la fascination et de l’écriture » [58] étroitement liées par l’amour et la mort, retrouvant ainsi la nature même de l’écrit telle qu’elle l’a toujours conçue :

« Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. Que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé » [59].

Marguerite Duras est donc parvenue à se libérer de cette fascination pour Anne-Marie Stretter, et ce par son écriture. Elle a refermé l’écriture sur son sujet – « on n’écrit rien en dehors de soi, ça n’existe pas » [60] – et a posé son écriture autobiographique comme seule capable de remonter aux origines de l’écrit. Grâce au meurtre de la mère, elle a pu, enfin, dire « je ».

La Dame du Camion

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Le Camion

On ne peut pas parler d’identification avec un personnage, dans le cas de Duras, sans évoquer la dame du Camion. Cependant, malgré leur âge à toutes deux et en dépit de leur ressemblance physique évidente, Marguerite Duras, lorsque le film est sorti sur les écrans, a tout d’abord refusé de se reconnaître dans cette femme. Cette femme à laquelle elle a pourtant prêté sa voix et, dans une certaine mesure, son corps. Elle tergiverse, accepte les similitudes mais n’avoue rien : « Je suis quand même arrivée à ça, à parler de moi comme d’une autre, à m’intéresser moi-même, comme une autre m’intéresserait… C’est moi, sans doute aussi, autant que je peux être toutes les femmes » [61].

Il est vrai que l’on ne peut pas parler d’autobiographie ici. A aucun moment, Marguerite Duras ne dit « je » et Le Camion n’est pas écrit au présent, temps privilégié de l’affirmation autobiographique, mais au conditionnel passé dont elle affirme d’ailleurs l’importance en citant Grévisse : « Le conditionnel est employé pour indiquer une simple imagination transportant en quelque sorte les événements dans le champ de la fiction » [62]. Nous sommes par conséquent devant la fiction du film qui aurait puêtre tourné, et devant un personnage qui aurait pu être Marguerite Duras.

Si Marguerite Duras a vécu une histoire d’amour avec Anne-Marie Stretter, on ne peut pas parler d’identification. Duras affirmait qu’il était impossible de s’identifier à elle :

« Elle porte à être admirée. Elle porte à l’admiration et non pas à l’identification. Non, pas à la tendresse, je ne vois pas ça. A la passion, mais pas à la tendresse. Elle tient tête à tout, Anne-Marie Stretter. Et c’est la seule qui se tue » [63].

Elle éprouve également des sentiments très forts pour la dame du Camion :

« Elle m’est complètement fraternelle, la femme du camion, c’est une personne pour qui j’ai de l’amour, ça ne m’est pas arrivé depuis India Song, je l’aime profondément, et autour de moi on l’aime beaucoup, cette femme du camion, qui évidemment n’est pas recensable dans la société actuelle. (…). Cette femme, elle est libre » [64].

Les affinités qu’elle peut avoir avec son personnage, et qu’elle a volontairement dessinées, elle les résume par un terme évocateur : elle dit de la femme du Camion qu’elle lui est « complètement fraternelle ». Et ce n’est pas un hasard. N’a-t-elle pas avoué, devant Michelle Porte, qu’elle éprouvait ce même besoin de communication qu’elle attribue à son personnage, et qui la conduit très souvent, dans des lieux publics, à engager la conversation avec des inconnus, au risque de passer pour une folle ? Ne reconnaît-elle point qu’elle est depuis toujours obsédée par l’angoisse de la folie, et plus précisément de cette sorte de folie qui habite son personnage ?

Prenons par exemple un passage significatif du Camion où il est question du sentiment d’inexistence que ressent l’auto-stoppeuse :

« Elle aurait dit savoir ne pas exister. En détenir une certaine preuve… interne…

Elle dit : comment dire :

Intérieure ?

Interne ? … » [65]

Marguerite Duras va reprendre sciemment les paroles de son personnage à son propre compte : « J’ai moi-même ce sentiment, de ne pas exister » [66].

L’héroïne du Camion, de toute évidence, prolonge ces personnages de fous que le lecteur a vu se multiplier dans les œuvres précédentes, et qui correspondent à un certain idéal de l’auteure : celui de la folie. Comme la mendiante du Vice-consul, la femme du Camion chante périodiquement, et, tout comme elle, elle est incapable de se souvenir du nombre exact des enfants qu’elle a eus. Comme les fous de L’Amour et de La femme du Gange, elle se trouble lorsqu’on lui demande son identité, parce qu’elle n’en a plus : « La femme du Camion n’est cernée par aucune identité. Elle a rompu avec toutes les identités possibles, elle n’est plus rien qu’une auto-stoppeuse » [67].

Cette identité qu’elle a perdue la rend par là-même ouverte au monde et aux autres. C’est d’ailleurs bien de cette façon que l’auteure elle-même nous la présente :

« Cette femme, sans visage, sans identité, déclassée, peut-être même transfuge d’un asile d’aliénés, qui invente d’être la mère de tous les enfants juifs morts à Auschwitz, qui invente d’être portugaise, ou arabe, ou malienne, qui réinvente tout ce qu’on lui a appris, cette femme pour moi est ouverte sur l’avenir. » [68].

Et cette femme va réaliser ce que Marguerite Duras n’a jamais pu atteindre, ce qui l’a condamnée à porter à vie le deuil de Lol V. Stein, autrement dit l’anéantissement de sa propre personne, la disparition de son moi  :

« Tout entière tournée vers le dehors, elle est entrée dans un processus de disparition d’identité. Non seulement elle ne sait pas qui elle est mais elle cherche dans tous les sens qui elle pourrait être. Dans Le camion il ne lui reste plus d’autre référence à une identité possible que cette pratique de l’auto-stop. Elle n’est plus qu’une auto-stoppeuse » [69].

Qui est, finalement, cette femme du Camion ? Cette héroïne de l’univers durassien ? C’est quelqu’un qui n’a pas su voir en son temps ce qui se cachait derrière la clarté des mots : révolution, lutte de classes, dictature du prolétariat. Ce qu’elle oppose, principalement, au chauffeur du camion, c’est « sa joie d’exister sans recherche de sens » [70]. Elle contemple simplement la « sublime nudité des collines de Beauce » [71], parle de la fin du monde comme elle pourrait parler de sa vie privée, tandis que le camion bleu avance vers on ne sait quoi. Elle exorcise aussi la propre crainte de l’auteure quant à la folie : « Si elle est folle, tant mieux, que tout le monde soit fou comme elle » [72]. Et, en même temps, elle pose la folie comme quelque chose de souhaitable. Cela signifie pour elle que la sensibilité grandit, que l’indifférence recule, que l’intelligence perçoit mieux l’abjection de la société.

Et si, vers la fin du dialogue, la femme déclare au camionneur qu’elle aurait pu quand même l’aimer, il ne s’agit plus de l’amour-passion qui réunissait les protagonistes des autres livres, mais d’un amour universel et d’une bienveillance générale, étendus à toute l’humanité : « La dame du camion vit un amour d’ordre général » [73]. Et Duras ajoute : « Son mouvement vers le tout, c’est pour moi celui de l’amour » [74].

A travers cette auto-stoppeuse, quelque peu particulière, il est bien évident que c’est un double d’elle-même que Marguerite Duras construit, quelqu’un qui peut être son porte-parole, et va dénoncer l’aliénation d’une adhésion qui transforme l’individu en un militant décervelé et le rend imperméable à une communication véritable. Le chauffeur du camion, lui, adhère à une solution proposée par le P.C.F, « il massacre en lui tout esprit de liberté. (…) Le chauffeur se tient dans la définition, dans l’aliénation majeure » [75]. L’auto-stoppeuse, elle, n’a qu’un mot d’ordre : « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique » [76]. Mais il ne faut pas prendre cette assertion comme un mot d’ordre anarchiste, il s’agit plutôt d’une option, d’un essai, d’une mise à niveau : « C’est une option. Une perte de l’idée politique, des exigences politiques. Je préfère un vide, un vrai vide, à cette espèce de ramassis, de poubelles géantes de toute l’idéologie du XXème siècle » [77].

Lors de la série de conférences de Marguerite Duras à Montréal, elle précisa encore davantage ce qu’elle entendait par là, afin que tout malentendu soit désormais dissipé quant à cette formule si controversée parce que mal comprise :

« Quand je dis : que le monde aille à sa perte je veux dire que la perte du monde est enfin vécue et par tous, et personnellement. La perte du monde c’est vous, sans chacun de nous, elle n’existerait pas. La perte du monde qui est vécue par tout le monde, tout le monde au monde maintenant, c’est à mon avis la seule démocratie possible. Il faut s’aligner sur cette notion là » [78].

De cette femme dont Marguerite Duras fait son double et son héroïne positive, qui est à la fois désespérée mais d’un gai désespoir, qui est déclassée (au sens politique du terme : détachée de toute limitation de classe), elle nous dit, résumant sa propre exigence, qu’elle vit en inventant des solutions personnelles à l’intolérable du monde. Et cette femme, elle l’envie profondément et elle a l’intention, elle le dit, de la prendre pour modèle : « Cette femme occupe son temps d’une façon que j’envie. C’est peut-être mon modèle, cette femme. Ce que j’aurais préféré être » [79].

Marguerite Duras : putain et mendiante

En fait, les personnages durassiens semblent fonctionner comme les doubles de l’auteure : ils sont engagés dans une quête d’eux-mêmes. Duras se présente à la fois comme une prostituée et comme une mendiante. Dans L’Amant et dans La Pute de la côte normande, elle se présente explicitement comme une prostituée. Encore latente dans Moderato cantabile (même si on sent bien qu’Anne Desbarèdes, lorsqu’elle parle de la femme assassinée comme d’une « chienne », s’assimile peu à peu à cette femme), l’image de la prostituée va connaître une émergence progressive et se rapprocher de plus en plus de l’auteure. Dans L’Amant, la prostitution devient un attribut essentiel de l’enfant, pour qui Anne-Marie Stretter a servi de modèle, puis de l’écrivaine elle-même. Dans L’Amant de la Chine du Nord, le personnage d’Alice, la métisse, se définit principalement par ce qu’elle fait : elle se prostitue. Marguerite Duras prend en charge tous les signes spécifiques de ces deux personnages, (celui de la prostituée et celui de la mendiante) : « le cri, la folie, la séduction, la dépossession deviennent alors les marques de son écriture puis ses propres attributs » [80].

Cependant, elle va tarder à reconnaître que cette femme, cette mendiante du Camion, c’est son double. Quelques années après la sortie du film, lors d’un entretien avec Dominique Noguez, elle change pourtant de discours. L’interrogeant sur la dame du Camion, il insiste sur les nationalités étrangères attribuées à cette femme qui permettent d’éloigner le personnage d’une identification possible avec l’auteure. Et c’est Marguerite Duras elle-même, moqueuse, un rien provocatrice, qui l’interroge :

« Elle est sans nationalité. Elle a celle de la folie. Du non-sens. Dans son acception la plus archaïque, la plus simple. Si elle pouvait justifier cette errance dans cette région de terrains vagues qui borde la mer, il en serait de sa folie comme d’une sorte de coquetterie. Elle ne justifie rien. Elle avance. Comme moi. Vous vous demandez aussi si c’est moi, cette femme ? » [81] .

Dominique Noguez, presque gêné, rétorque : « Je n’allais pas vous le demander tout de suite ! J’allais prendre quelques précautions… » [82]. Duras alors reprend, péremptoire : « La description correspond à moi » [83]. Un peu plus loin, toujours lors des mêmes entretiens, elle ajoute : « La description physique de cette femme correspond à la mienne. Je la vois comme moi. C’est la seule fois où ça me soit arrivé, dans la littérature et dans le cinéma. Je me suis vue. Avec cette valise. La banalité. J’ai pensé à moi » [84].

Tout comme la dame du Camion, Duras reconnaît avoir « cette noblesse de la banalité » [85] qui est « la noblesse du non-paraître » [86] (le « paraître » étant pour Marguerite Duras une chose abominable). D’ailleurs, elle l’affirme avec force : « Si noblesse il y a en Duras, c’est celle-là. Je la vois complètement de cet ordre » [87]. Avoir « la noblesse de la banalité », cela veut dire être invisible, « c’est ce qui fait la vie de la femme du Camion. De cette dame d’un certain âge, ce qui fait son errance souveraine, c’est cette banalité, sans effet, sans conséquence, sans avenir aucun » [88].

Elle revendique alors tout à fait la liberté qu’elle attribuait à la dame du Camion, elle est désormais, grâce à elle, libre de parler et d’agir sans se soucier d’une vérité ou d’un devoir imposé par les autres, par l’extérieur. Elle a cessé d’avoir peur : « Je suis arrivée à être libre. (…). Ça veut dire d’abord sortir de la peur, de la peur de la société » [89]. Il faut en effet se libérer de la peur pour pouvoir lutter :

« La charnière, c’est la peur inculquée, du manque, du désordre. Il faut la surmonter. Je le dis : quand quelqu’un n’a plus cette peur, il fait du tort à tous les pouvoirs. Il y a une équivalence totale entre tout, l’individu ne peut s’en sortir que par lui-même, en retrouvant une indifférence fondamentale à l’égard de ce qui se propose (…). Il faudrait que la peur diminue : chaque fois qu’elle est là, le pouvoir a prise. La liaison est directe entre peur et pouvoir » [90].

La peur, voilà bien le mot qui compte, celui qui importe, qui prime peut-être sur tous les autres chez Marguerite Duras. La peur de se dire, la peur de se montrer telle que l’on est. Celle de décevoir, et surtout celle de ne pas être comprise. D’où le recours à l’écriture fictionnelle.

Certes, Marguerite Duras a écrit une œuvre autobiographique : L’Amant  ; mais que de détours, de tergiversations, de dissimulation, avant d’admettre qu’il s’agissait bien d’une autobiographie ! Il ne faut pas perdre de vue ici le postulat de Duras selon lequel on ne peut écrire que sur soi, que le reste ça n’existe pas. Alors, Duras écrit l’histoire de Lol V. Stein, donc du parangon de toutes ses héroïnes. Duras écrit sur ce qui à la fois lui fait peur et l’attire : la folie. Dans la folie, quelque chose s’accomplit qui la rend désirable. Quelque chose qui touche à la connaissance, sur un mode aberrant mais vrai.

Notes

[1] DURAS Marguerite, propos rapportés par Frédérique LEBELLEY, in Duras ou le poids d’une plume, Biographie, Paris, Grasset, 1994, p. 10.

[2] DURAS Marguerite, propos rapportés par Michèle MANCEAUX, in L’amie, Paris, Albin Michel, Collection Le Livre de Poche, 1997, p. 104.

[3] Idem.

[4] Idem.

[5] DURAS Marguerite, Les lieux de Marguerite Duras, Paris, Les Editions de Minuit, 1977, p. 101.

[6] DURAS Marguerite, Dits à la télévision, Entretiens avec Pierre DUMAYET, Paris, EPEL ( Editions et Publications de l’Ecole Lacanienne), Collection atelier, 1999, pp. 24-25.

[7] Ibid., p. 13.

[8] Idem.

[9] DURAS Marguerite, PORTE Michelle, Les lieux de Marguerite Duras, op. cit., pp. 101-102.

[10] DURAS Marguerite, L’Amant, Paris, Les Editions de Minuit, 1984, p. 104.

[11] DURAS Marguerite, Interview du 12 avril et du 18 juin 1981, in Marguerite Duras à Montréal, in Les Yeuxverts, Cahiers du cinéma, 198è, p.66.

[12] DURAS Marguerite, Entretien avec Michelle PORTE, Le Camion, Paris, Editions de Minuit, 1984, p. 127.

[13] DURAS Marguerite, GAUTHIER Xavière, Les parleuses, Paris, Les Editions de Minuit, 1974, pp. 199-200.

[14] DURAS Marguerite, La Vie matérielle, Paris, Gallimard, Collection Folio, 1987, p. 140.

[15] DURAS Marguerite, Yann Andréa Steiner, Paris, Gallimard, Collection Folio, 2001, p. 65.

[16] DURAS Marguerite, PORTE Michelle, Les lieux de Marguerite Duras, op. cit., pp. 26-28.

[17] DURAS Marguerite, L’Amant, op. cit., pp. 91-92.

[18] DURAS Marguerite, L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991, p. 183.

[19] Ibid., p. 184.

[20] DURAS Marguerite, Dits à la télévision, Entretiens avec Pierre DUMAYET, op. cit., p. 24.

[21] DURAS Marguerite, La vie matérielle, op. cit., p. 36.

[22] Ibid., p. 9.

[23] ARMEL Aliette, Marguerite Duras et l’autobiographie, Paris, Le Castor Astral, 1990, p. 16.

[24] DURAS Marguerite, L’Amant, op. cit., pp. 9-10.

[25] MARINI Marcelle, in Marguerite Duras, numéro spécial de L’Arc, n°98, Paris, 1985, p. 14.

[26] Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, p. 1049.

[27] DURAS Marguerite, in Apostrophes, émission télévisée de Bernard Pivot, réalisation Jean Cazenave, diffusion le 28 septembre 1984.

[28] DURAS Marguerite, PORTE Michelle, Les Lieux de Marguerite Duras, op. cit., p. 65.

[29] DURAS Marguerite, sous la direction de François Barat et de Joël Farges, collection « Ça/Cinéma », L’Albatros, 1975, p. 84.

[30] DURAS Marguerite, LACAN Jacques, BLANCHOT Maurice…, Marguerite Duras, Paris, Albatros, 1979, p. 84.

[31] Entretien avec Jean Schuster, in Alain VIRCONDELET, Marguerite Duras ou le temps de détruire, Paris, Seghers, 1972, p. 179.

[32] DURAS Marguerite, Entretien avec Michelle Porte, in Le Camion, op. cit., p. 125.

[33] Marguerite Duras à Montréal, textes réunis et présentés par Suzanne Lamy et André Roy, op. cit., p. 68.

[34] DURAS Marguerite, La couleur des mots, Entretiens avec Dominique Noguez, Paris, Benoît Jacob, 2001, p. 65.

[35] ALLEINS Madeleine, Marguerite Duras, Médium du réel, Lausanne, Lâge d’homme, 1984, p. 132.

[36] Marguerite DURAS à Montréal, op. cit.

[37] DURAS Marguerite, La Vie matérielle, op. cit., p. 37.

[38] DURAS Marguerite, India Song, Paris, Gallimard, Collection L’Imaginaire, 2000, p. 9.

[39] Ibid., p. 145.

[40] DURAS Marguerite, Le vice-consul, Paris, Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1993, p. 120.

[41] Ibid., p. 225.

[42] BORGOMANO Madeleine, Duras, une lecture des fantasmes, Paris, Cistre-Essais, 1987, p. 48.

[43] DURAS Marguerite, PORTE Michelle, Les lieux de Marguerite Duras, op. cit., p. 78.

[44] BORGOMANO Madeleine, Duras, une lecture desfantasmes, op. cit., p. 47.

[45] VAN DE BIEZENBOS Lia, Fantasmes maternels dans l’œuvre de Marguerite Duras, Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 177.

[46] Ibid., p. 171.

[47] DURAS Marguerite, Le Vice-Consul, op. cit., p. 70.

[48] DURAS Marguerite, PORTE Michelle, Les lieux de Marguerite Duras, op. cit., p. 11.

[49] DURAS Marguerite, propos recueillis sur France Culture, dans l’émission « Le manteau d’Arlequin » de Pierre-André Touchard, enregistrée en décembre 1969, diffusée en janvier 1970.

[50] ARMEL Aliette, Marguerite Duras et l’autobiographie, op. cit., p. 41.

[51] Marguerite Duras, coll. CA/Cinéma, Paris, Albatros, 1988, p. 84.

[52] DURAS Marguerite, La couleur des mots, op. cit., p. 62.

[53] Ibid. pp. 75-76.

[54] DURAS Marguerite, L’Amant, op. cit., pp. 110-111.

[55] Ibid., p. 45.

[56] DURAS Marguerite, GAUTHIER Xavière, Les Parleuses, op. cit., p. 168.

[57] DURAS Marguerite, L’Amant, op. cit., p. 112.

[58] ARMEL Aliette, Marguerite Duras et l’autobiographie, op. cit., p. 42.

[59] DURAS Marguerite, L’été 80, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 67.

[60] Bon plaisir de Marguerite Duras, diffusé sur France-Culture le 20 octobre 1984, réalisation Marianne Alphant, avec Denis Roche, Jean Daniel, et les comédiens et comédiennes Gérard Desarthe, Nicole Hiss, et Catherine Sellers.

[61] DURAS Marguerite, Le Camion, Entretien avec Michelle PORTE, op. cit., p. 132.

[62] GREVISSE Maurice, Le bon usage, cité par Marguerite DURAS en exergue du Camion.

[63] DURAS Marguerite, La couleur des mots, Entretiens avec Dominique NOGUEZ, op. cit., p. 76.

[64] DURAS Marguerite, Le Camion, Entretien avec Michelle Porte, op. cit., p. 147.

[65] DURAS Marguerite, Le Camion, op. cit., p. 55.

[66] DURAS Marguerite, Ibid., Entretien avec Michelle PORTE, p. 123.

[67] DURAS Marguerite, Outside, P.O.L, 1984, Gallimard, Collection Folio, 1995, p. 219.

[68] Ibid., p. 217.

[69] DURAS Marguerite, Le Camion, op. cit., p. 80.

[70] Ibid., p. 81.

[71] Ibid., p. 19.

[72] DURAS Marguerite, Outside, op. cit., p. 217.

[73] DURAS Marguerite, Le Camion, op. cit., p. 80.

[74] Ibid., p. 81.

[75] DURAS Marguerite, Outside, op. cit., p. 217.

[76] DURAS Marguerite, Le Camion, op. cit., p. 25.

[77] DURAS Marguerite, Outside, op. cit., p. 215.

[78] Marguerite Duras à Montréal, op. cit., p. 32.

[79] DURAS Marguerite, La Couleur des mots, Entretiens avec Dominique NOGUEZ, op. cit., p. 145.

[80] TNANI Najet, L’intertexte comme lecture de l’autre et de soi, in Lire Duras, Lyon, PUL, 2000, p. 169.

[81] Ibid., p. 142.

[82] Ibid., p. 144.

[83] Idem.

[84] DURAS Marguerite, La Couleur des mots, Entretiens avec Dominique NOGUEZ, op. cit., p. 145.

[85] DURAS Marguerite, Le Camion, op. cit., p. 65.

[86] DURAS Marguerite, Interview du 12 avril et du 18 juin 1981, in Marguerite Duras à Montréal, op. cit., p.64.

[87] Idem.

[88] Ibid., p. 65.

[89] DURAS Marguerite, Interview du 11 avril 1981, in Marguerite Duras à Montréal, op. cit., p. 47.

[90] DURAS Marguerite, Outside, op. cit., p. 216.

©Elisabeth POULET@2013