Lettre de Léon Bloy à Johanne Molbech – 29 août 1889

 

“L’expérience de la vie m’a démontré qu’il ne faut jamais livrer son âme aux intelligences inférieures.”

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Mademoiselle,

Je me sens aujourd’hui invinciblement poussé à vous écrire, je vous prie de n’en être pas révoltée. Les deux ou trois heures de notre causerie d’hier m’ont fait, en vérité, un bien immense et je sens le besoin de vous l’exprimer. Moi, si triste d’ordinaire, si seul, tourmenté de si cruelles angoisses et si dénué de consolations, je me suis éveillé ce matin, le cœur délicieusement attendri et débordant d’une allégresse enfantine, en songeant à vous. Je ne pourrais évidemment attribuer ce prodige qu’à l’intervention providentielle de votre pitié.

Assurément, je ne manque pas d’amis. Il en est même deux ou trois que je chéris avec une grande tendresse. Mais ils sont, je le crois, un peu trop enclins à me juger et j’ai dû renoncer avec amertume à en être parfaitement compris. Vous avez eu la charité de me dire qu’il vous semblait voir en moi un ami très ancien, quoique vous ne me connaissiez que depuis un très petit nombre de jours.

J’éprouve, Mademoiselle, un sentiment tout semblable et je serais vraiment incapable de l’expliquer, sinon par la Volonté de Dieu qui, sans doute, le voulut ainsi.

Nous sommes étrangement environnés de mystère et les mouvements volontaires ou involontaires de nos pauvres âmes qui ne doivent jamais mourir ne sont pas moins cachés à notre raison que les phénomènes extérieurs de l’admirable nature. Il est certain qu’il y a des êtres qui correspondent exactement les uns aux autres dans la trame sans défaut du grand plan divin et ces êtres séparés par les continents et les mers, par les mœurs et le langage, par tous les obstacles qui peuvent séparer les créatures humaines, se rencontrent néanmoins au moment précis où le très infaillible Seigneur a décidé, du fond de ses cieux et de ses éternités, que leur rencontre était nécessaire. C’est parce que j’ai pensé qu’il en était ainsi pour vous et pour moi que j’ai l’âme ce matin si parfaitement heureuse.

Chère amie, — ne vous indignez pas, je vous prie de ce nom que je vous donne avec tant de joie — considérez avec simplicité que je suis très malheureux et privé de la plupart des consolations qui aident le commun des hommes à attendre patiemment l’heure de la mort. Dites-vous bien que je suis, — jusqu’au jour espéré de la victoire, — un vaincu, une manière de proscrit, redouté même de ceux qui ne le haïssent pas, écarté soigneusement de toutes les joies et de tous les festins de l’égoïsme social, et dévoré, par surcroît, dévoré jusqu’à en mourir, d’un immense besoin d’aimer et d’être aimé. Vous comprendrez alors, vous qui avez le front et les yeux d’une créature façonnée pour tout comprendre, que j’aie pu trouver en vous une consolation véritable et que l’amitié d’une personne sans préjugés, sans ironie, sans étonnement pour les opinions que j’exprime et que tant d’autres jugent si excessives, si paradoxales ou si folles, me paraisse une magnifique aumône dont je suis remué jusqu’au fond du cœur. […]

Il faut vraiment, Mademoiselle, que j’aie en vous une confiance tout à fait sans bornes pour vous parler de moi-même avec une telle naïveté. Mais je suis bien tranquille. Je ne crains de vous aucun reproche d’orgueil, aucun mépris ironique, aucune des sottes et banales manifestations de de la Médiocrité bourgeoise mise en présence de tout ce qui lui paraît extraordinaire.

Il est inutile d’ajouter que je ne dicte pas votre lettre, je me borne à vous en suggérer l’accent, ainsi que vous me l’avez demandé hier soir.

Ne vous irritez pas d’une lettre aussi longue, amie. Je vous répète que j’avais besoin de l’écrire.

Mais je vous en prie, gardez-la pour vous seule. L’expérience de la vie m’a démontré qu’il ne faut jamais livrer son âme aux intelligences inférieures. Je ne veux pas être jugé et je ne veux pas non plus qu’on vous juge à propos de moi.

Si nous pouvons avoir la chance de trouver quelque douceur dans nos relations d’amitié, nous cacherons cette largesse de Dieu comme les avares cachent leur trésor.

Au revoir donc, Mademoiselle, à dimanche, et puissiez-vous être inondé de bénédictions.

Votre dévoué

Léon Bloy
127 rue Blomet, Vaugirard